Chance
Il parait que "tout le monde n'a pas ma chance".
La chance, ça n'existe pas, ça va avec toutes ces conneries de religion.
Ou bien alors, c'est un terme emprunté à un champ bien particulier, celui des statistiques.
Une femme enceinte a 1 chance sur 2 d'attendre un petit garçon. Bien que si l'on est scrupuleusement scientifique, "avoir un garçon" et "avoir une fille" ne sont pas des évènements équiprobables.
Revenons à nos moutons qui sont en l'occurrence des juments.
Je n'ai pas eu la chance qu'elles tombent du ciel, pour arriver là, dans mes paddocks.
Bien que pour Hémy et Zarda on pourrait croire que c'est ainsi que ça s'est passé.
Cette prétendue chance, je l'ai plus que provoquée.
Je l'ai pensée, mise en oeuvre, entretenue.
On n'achète pas un cheval comme une baguette de pain.
Il faut de la volonté, il faut des couilles pour cela, bien plus que de la tune.
Idem pour faire saillir une jument. C'est un projet qui doit mûrir lentement.
Zarda par exemple est née dans mon imagination en août 2000.
6 ans de pensées et d'interrogations, avec une seule certitude : seul Ismaël est assez beau pour El Qa.
"Tout le monde n'a pas ma chance"... d'avoir un fil à la patte.
Et quel fil !
C'est pas forcément une chance que d'avoir une telle responsabilité, de telles contraintes.
Il faut de la rigueur, il faut de la volonté.
Le matin, au saut du lit, ma priorité ce n'est pas mon petit-déj mais leur ration.
Chacune, séparément. Servies suffisamment à l'avance pour qu'elles aient le temps d'avaler jusqu'au dernier grain avant d'être rentrées dans les parcs. Et je ne parle pas du service du foin...
Le soir, c'est pareil... N'imaginez pas qu'un cheval ne mange qu'une fois par jour. Et 2 fois c'est moins que ce que j'aimerais pour elles. Et je m'en veux d'une certaine manière de ne pouvoir faire mieux, de ne pouvoir faire l'optimum.
"Une attention quotidienne" dit mon père.
"Une attention bi-quotidienne au minimum" serais-je tentée de rajouter.
Ne pas savoir ce que veut dire partir en vacances, c'est aussi la chance d'avoir des chevaux à la maison.
Et si je partais, je ne ferais que penser à eux, alors à quoi bon ?
Pendant que vous avez la chance de bronzer votre cul au soleil, d'accélérer le vieillissement de votre peau et d'augmenter vos chances de choper un cancer ; moi, j'ai la chance de prendre soin d'elles.
J'ai aussi la chance de nettoyer l'écurie. La chance de donner le fumier qui en résulte.
J'ai la chance de les voir évoluer, de les voir grandir pour certaines.
J'ai aussi la chance de panser leurs plaies, de gérer leurs conflits, d'essayer de les rendre plus heureuses.
Et pour cela, tous les moyens sont bons, sans limite, aucune.
J'ai la chance de les monter, les entraîner, les courir.
J'ai aussi la chance de voir d'autres les monter. Sans aucune contre-partie.
D'autres ont eu la chance que je partage ma chance quand j'étais à pieds et que je laissais ma place sur mes chevaux. Ca, c'est avoir les inconvénients sans les avantages.
Alors, là, avais-je aussi de la chance ?
C'était un choix, que je regrette.
A être trop con, on y laisse des plumes.
Mon fils a la chance d'avoir des chevaux à la maison.
Et déjà, avec ses petits moyens, il veut aider à distribuer les rations.
Lui aussi, il comprendra bien vite que ceux qui parlent de chance n'ont aucune idée, parlent sans savoir et feraient mieux de se taire.
Mon fils a par contre la chance de suivre une formidable école de vie.
Mon oncle m'a dit il y a quelques temps que "nous avons tous une zone d'ombre dans notre vie".
On m'a aussi dit que "nous avons tous des moments de bassesse".
Je suis partiellement en désaccord avec cela.
D'une part parce que les généralités m'emmerdent souvent. Peut-être parce qu'elles servent parfois à justifier l'injustifiable ?
Et d'autre part parce qu'Angel apprendra, s'il est animé de cette même passion dévorante, qu'avec les chevaux, on ne triche pas. On lutte pour rester digne. On prend des engagements que l'on ne rompt pas du jour au lendemain.
Ou alors, on n'est pas un cavalier (et en aucun cas un homme de cheval).
Les chevaux, c'est parfois ingrat. On n'y passe beaucoup de soi, et on n'a pas toujours le retour que l'on voudrait en avoir.
Les chevaux, c'est parfois gratifiant. Lorsque l'on a si bien "placé tous les boutons" que même un chimpanzé pourrait monter dessus. Mais plutôt que de constater la qualité du boulot que le dresseur a fait, les autres préfèrent penser que c'est le caractère inné de l'animal, ou leur qualité de "grands cavaliers". C'est plus facile comme ça.
Moi je veux bien croire qu'une personne ait la chance d'avoir 1 cheval gentil, mais quand c'est 3, 4 ou 5, je ne crois pas que l'on puisse décemment parler de chance.
Cela, il ne faudrait pas le dire. Sinon, on vous dira que vous avez la grosse tête.
Curieusement, ce genre de remarques ne viennent jamais des gens les plus brillants, de ceux qui ont fait leurs preuves dans le domaine. On se demande bien pourquoi... ?
D'autant plus qu'avec les chevaux, c'est presque au quotidien que l'on reçoit des leçons de modestie. Ils vous remettent à votre place juste après vous avoir flatté l'égo. Toujours franchement, sans détour.
Il y a un point, et un point uniquement sur lequel j'envie les américains pour qui être fier et conscient de ses capacités n'est pas tabou, devant qui l'on n'est pas obligé de feindre une humilité lorsqu'elle n'a pas lieu d'être.
Alors ma chance, je préfère la nommer un choix de vie, une volonté, une passion enflammée avec son bagage de coups durs, de coups de gueule, de coups de bambou et surtout de coups de coeur.